Publié aux éditions Atelier des nomades, "Cette morsure trop vive" de Nassuf Djailani s’impose comme un chef d’œuvre littéraire. L’auteur nous fait découvrir cet espace où des êtres de papier tentent d’échapper aux griffes d’une ‘’machine folle’’. Entre Soul et Khamis, deux frères pris au piège par Marina, ou de héros de guerre à présumé assassin, l’auteur de ‘’Naître ici (Editions Bruno Doucey)’’ laisse la libre opportunité au lecteur à se découvrir et à apporter des réponses à ses doutes et questionnements. Interview
Question : Plusieurs personnages apparaissent dans votre œuvre, mais qui est Marina pour Soul et pour Khamis?
Nassuf Djailani : Marina est d’abord une amie, mais c’est une amitié particulière car comme vous l’aurez constaté, il s’agit d’un personnage qui se cherche, qui joue avec ses interlocuteurs. Elle les aime avec passion, elle les teste parce qu’il s’agit d’une jeune femme qui cherche à séduire, qui est dans la séduction permanente, parfois même sans s’en rendre compte. Une jeune femme qui veut être regardée, qui veut être désirée. Cette tension sexuelle qu’elle suscite parfois, elle ne sait pas l’arrêter, la domestiquer. Elle n’est pas dans le jeu seulement, elle franchit souvent le pas de la consommation de ces êtres qu’elle côtoie.
Elle écoute ses désirs et ne leur oppose aucune limite. C’est sa façon de faire exulter son corps, de profiter pleinement de la vie. Du statut d’amie, elle bascule très vite au statut de l’amante qui se fiche des conventions, des limites sociales. Voilà deux frères qui se trouvent tous deux être des conquêtes. Ces deux jeunes hommes croient l’avoir conquise mais est-ce que ce n’est pas Marina finalement qui impose son tempo à ces deux hommes un peu perdus, échaudés, bousculés par cette situation ? On est en droit de se le demander, sans être certain d’obtenir des réponses définitives.
Question : De héros de guerre à présumé assassin, Soul a perdu plus que sa dignité. Dans la vraie vie, on peut se reconstruire ?
N.D : Soul est typiquement un broyé du système. Il a voulu être un serviteur de l’Etat, et le voilà presque la victime expiatoire d’un système défaillant qui a fait de lui le monstre qu’il a voulu combattre. Parfois les bonnes intentions provoquent l’effet inverse. Parce qu’on ne fait pas toujours le bonheur des gens malgré eux. Soul a d’abord voulu être l’homme que sa propre mère a voulu qu’il soit : dans nos sociétés comoriennes, mahoraises, africaines, on retrouve souvent ce type de situation, où les hommes ne sont pas le produit de ce qu’ils désirent être, mais la chose des autres, l’instrument d’untel ou d’untel.
Comme si nos sociétés étaient réfractaires à l’idée d’individu. Normalement, il n’y a pas plus libre qu’un soldat qui donne la chair de son corps pour défendre les autres, voilà que revenu parmi les siens, il n’est vu que comme une machine à tuer. Et comme il est allé au front, et qu’il se retrouve à proximité d’un crime, il devient le criminel par excellence, parce qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Cela pourrait s’appeler l’injustice, l’arbitraire, en plus d’être de la malchance. Ces personnes que l’on accuse à tort se relèvent-ils toujours du tourbillon dans lequel ils sont pris ? Voilà en filigrane l’une des questions que se pose le roman.
Question : Le silence du personnage principal, Soul, peut-il être considéré comme preuve de culpabilité ?
N.D : Je dois dire que je ne sais pas, car c’est au lecteur de trouver ses propres réponses. Le romancier fait se mouvoir des êtres de papier à qui il arrive des choses, et l’aventure de la lecture c’est de voir comment ces personnages vont s’en sortir. Le romancier ne doit pas fermer le sens, il doit s’effacer et laisser la place au lecteur d’écrire la suite de l’histoire. Ce qui est donné là, c’est la part du romancier qui y a mis toute sa sensibilité, ses angoisses, ses propres questionnements.
Une façon de tendre la main au lecteur pour rechercher cette complicité, ce dialogue pour tenter de comprendre ensemble ce qui arrive à ces êtres et pourquoi. Et comment la réflexion pourrait aider à éclaircir un peu la brume qui plane au début. Est-ce que Soul est coupable ? Comment le pourrait-il ? Et pourquoi serait-il l’agneau du sacrifice ? Parce qu’il passait par là ? Parce qu’il refuse de coopérer ou parce qu’il demande simplement qu’on le respecte comme homme, au nom peut-être de la présomption d’innocence ? Les réponses sont ouvertes.
Question : Que dire de son passé de soldat ?
N.D : Il s’est engagé dans l’armée parce qu’il aime la bagarre d’abord, ça peut sembler bête, mais c’est une motivation suffisante pour pousser un homme à aller sur un théâtre de guerre. Dans nos pays, beaucoup s’engagent dans l’armée pour tout un tas de raisons objectives, comme échapper à l’école, apprendre un métier, passer le permis. Donc l’armée y est l’un des plus gros employeurs, principalement des jeunes gens qui trouvent là une façon de s’accomplir, de se tracer un destin.
Dans les villages on voit bien les trajectoires des uns et des autres. Avoir fait l’armée vous donne un statut social, parce que sur le plan matériel ces hommes et ces femmes sont établis socialement et souvent investissent dans la vie locale, on les consulte, ou on les craint, ils sont là. Soul a combattu au front, s’est lié d’amitié avec d’autres, il s’est ouvert au monde paradoxalement en faisant la guerre. Cela fait de lui quelqu’un qui compte et s’attaquer à cette grande gueule, dans nos pays qui n’aiment pas l’impertinence, l’esprit d’indépendance, c’est s’attaquer à un élément gênant que le système broie parce que le système ne doit souffrir aucune contestation.
Question : ‘’Cette morsure trop vive’’ est plus qu’un roman policier. Ce roman retrace, en quelque sorte, une réalité sur cette terre où règne la terreur, les assassinats et les cambriolages. Est-ce ainsi qu’on peut le traduire et/ou l’interpréter ?
N.D : L’intrigue policière c’est le fil qui tisse l’histoire au lieu, aux personnages, à l’imaginaire avec toute la sensibilité que j’ai tenté d’y injecter. Il parait que les romans policiers ont un vrai succès de librairie. Il y a tout un lectorat, nombreux qui rentre dans la littérature par cette fenêtre-là. Le rêve secret de tout auteur c’est de rencontrer un lecteur, un public, des visages. Mais, vous avez raison, quand on lit bien ce roman, on se rend compte que ce que j’ai tenté d’y mettre, c’est beaucoup plus qu’une simple histoire policière, ou le récit d’un assassinat, avec des méchants que le bon enquêteur tente de confondre, de mettre aux arrêts.
Question : Est-ce parce qu’ils sont en majorité blancs et « colons » qu’ils se sentent intouchables ces gendarmes ?
N.D : Je ne suis pas dans ce manichéisme : blanc/noir, c’est beaucoup plus complexe, beaucoup plus subtil. Souvent ce dont on se rend compte c’est que le monstre n’est pas toujours celui qu’on croit. Et comme le diable se cache dans les détails, Cette morsure trop vive tente de montrer à quel point le système judiciaire peut s’emballer dans une fausse piste et que souvent des personnes peuvent incarner le coupable idéal, et que cela tient parfois à la paresse, à la méchanceté d’un petit groupe d’individus qui se réfugient derrière l’uniforme pour broyer la vie d’êtres qui se retrouvent au mauvais endroit, à la mauvaise heure, avec la malchance de savoir très mal se défendre.
Question : Que dire de la force qui anime la mère de Soul au long de toutes ces épreuves que doit affronter son fils aîné ?
N.D : La figure de cette mère, c’est le portrait de plusieurs femmes que j’ai réunies en une pour rendre mon personnage vraisemblable. C’est une femme à laquelle on peut s’identifier parce qu’elle incarne le portrait de ces mères qui endurent dans nos sociétés gangrénées par beaucoup trop d’inégalités et qui essayent d’offrir un destin enviable, plus supportable à leurs enfants. Cette mère est désespérée par une blessure personnelle celle de n’avoir eu que des fils avec un père absent, et qui se met au défi de bâtir des enfants à l’image de ses propres névroses, de ses propres horizons d’attente.
C’est bien évidemment, et on le voit tout au long du roman, une charge trop lourde pour ses deux fils qui ne savent pas vraiment ce que cette mère attendd’eux. Elle fait peser sur leurs épaules ce poids social trop lourd à porter : qu’est-ce qu’être un homme dans nos sociétés ? Qu’est-ce qu’être un homme bon ? Faut-il absolument se réaliser soi ou accomplir la volonté des autres, de la mère ici en l’occurrence. Et tout le défi du roman c’est peut-être de se demander qui des deux frères y parvient le mieux. Et souvent, comme dans le chaos de la vie, il y a des surprises.
Question : La corruption, que dire de la corruption dans ce bout de pays?
N.D : La corruption n’est pas spécifique au lieu du roman, elle est hélas une maladie de toutes les sociétés défigurées par des phénomènes de prédation. Ici dans le roman elle révèle un symptôme et les conséquences de cette voracité des êtres ou des systèmes institutionnels qui ne se rendent pas compte qu’un simple événement isolé peut mener à des tragédies.
Question : Comment vous définissez ce roman en regard de lecteur et non d’auteur ?
N.D : C’est difficile de s’auto-analyser. L’espérance de tout artiste qui pose une action sur le plateau, sur la page, sur une toile ou à l’écran c’est de toucher quelqu’un. Et précisément il ne sait pas, il ne sait jamais à qui son travail artistique va parler. Ce roman est un cri, celui des personnages qui chacun à leur niveau sont meurtris par des injustices. Et c’est souvent le sort réservé à beaucoup de personnes dans nos sociétés malades. Le pari de l’écrivain c’est peut-être de donner un visage à ces gens qu’on piétine et qui n’ont pas la possibilité de se défendre. Car je crois profondément que la place de l’artiste doit être auprès des plus faibles.
Propos recueillis par Kamal Gamal
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