Artiste, producteur, manager et gérant de l’agence d’évènementielle Nasayria, Youssouf Ben fait partie de ceux qui œuvrent pour la professionnalisation des métiers de la culture. Dans cette interview, celui qui a vu grandir à ses côtés des nouveaux noms de la musique comorienne notamment Samira et Djohar JZ fait un aperçu général de la culture et de la jeunesse. En plus de donner son impression sur le concours Nyora, il s’exprime sans langue de bois sur différents sujets.
Question : En tant qu’artiste producteur, quel bilan faites-vous de cette première édition du concours Nyora ?
Youssouf Ben : C'est une première pour le pays et je pense que tout le monde est d'accord que c'est à travers ce type de projets que nous allons pouvoir développer notre culture. Et pourquoi pas exporter notre musique vers l'international. Jusqu'à présent, l'émission s'est déroulée sans aucun incident. Pour ça, je félicite les organisateurs. Je note tout de même la non représentativité des artistes comoriens du fait qu'il n'y ait pas eu d'auditions pouvant permettre à tous les talents de ce pays d'y participer. On peut toujours dire que l'heure n'est pas aux critiques sous prétexte que l'initiative est louable et que des gros efforts ont été fournis. Mais cela ne suffira pas aux yeux de ceux qui nous regardent. Avec les nouvelles technologies, Nyora est suivie partout dans le monde. Les erreurs constatées ne sont pas à prendre à la légère: absence quasi totale du public, ce qui a impacté très négativement le décor. Ça ne fait pas du tout joli de voir une prestation scénique sans public. Autre remarque, les appréciations du jury ne sont pas faites au moment des prestations. Concernant les candidats, je dirais qu'ils ont tous mérité d'être là comme beaucoup d'autres qui n'ont pas eu la chance d'y prendre part.
Question : Quels sont les candidats qui vous ont marqué tout au long du concours ?
Y.B : Fahid le Bled’art est incontestablement le grand favoris de ce concours de par sa maitrise vocale et sa présence scénique. C'est un artiste complet et il a tout pour réussir dans la musique. Mais jusqu'à présent, on ne l'a pas encore entendu sur un registre moderne. Je suis curieux d'entendre sa voix sur une chanson moderne. Samira est la meilleure artiste féminine de cette première édition. C'est une chanteuse polyvalente capable de se balader dans beaucoup de styles musicaux. Elle est la candidate qui a pris le plus de risques dans ce concours notamment avec l'interprétation de "Listen" de Beyoncé. Je constate qu'elle a du mal à choisir la note qu'il faut pour pouvoir maitriser les variations de hauteur. Côté scénique, elle doit beaucoup travailler son enthousiasme et ses émotions devant le micro. Pedro Karim fait partie des candidats les plus redoutables de cette édition. Je remarque en revanche que tout au long de l'émission, il n'a interprété aucune chanson de performance, plutôt des morceaux trop linéaires. Ce qui ne lui a pas permis de montrer son véritable potentiel. Ibou Black n'est pas un chanteur de performance, mais il est très à l'aise sur scène et chante avec une certaine justesse. Faraz, un excellent interprète qui a besoin de travailler la précision. C'est le genre d'artiste qui peut t'impressionner le matin et te décevoir le soir mais je pense qu'en travaillant sa précision, il sera un chanteur hors-norme. Je salue le professionnalisme des membres du jury malgré les pressions et les critiques.
Question : Pour la prochaine édition, qu’est-ce que vous proposeriez aux organisateurs pour apporter un plus à cette aventure artistique ?
Y.B : Pour la prochaine édition de Nyora, je préconise l'annulation pure et simple des chorégraphies que je trouve très encombrantes pour les artistes, l'organisation préalable des auditions à travers le territoire national. Il faut que le format soit défini et présenté dès le départ pour que les téléspectateurs sachent comment vont se dérouler toutes les étapes de l'émission. Les règles du jeu et le prix du gagnant doivent être connus dès le lancement de l'émission.
Question : Vous êtes le gérant de la boite Nasayria Events. Quel regard portez-vous aujourd’hui à cause de la Covid-19, du secteur privé et de la culture en particulier ?
Y.B : Il est évident que le domaine de l'évènementiel est le plus touché par les mesures anti-Covid-19. Mais pas seulement. Ici aux Comores et plus particulièrement à Ngazidja toute l'activité économique est liée aux mariages et cérémonies traditionnels. Mettre à l'arrêt ces activités, c'est paralyser toute une série d'activités (bâtiment, transport, alimentation, musique, audiovisuel, communication, publicité). Il faut que nos autorités arrêtent de penser que ce sont les quelques milliers de fonctionnaires qui font vivre les Comoriens. Le secteur privé reste le moteur de l'économie. J'ai entendu parler des aides destinées à accompagner le secteur privé dans la gestion de cette crise, mais jusqu'à présent je ne vois rien de concret.
Question : Nous avons l’impression que le ministère de la Culture se soucie moins des impacts dans le secteur. Que diriez-vous de cela ?
Y.B : La culture est l’un des facteurs de développement d'un pays. Malheureusement, le ministère de la culture ne fait qu'observer et attendre les miettes du gouvernement. C'est regrettable de constater que tous les acteurs culturels de ce pays soient des particuliers qui ne bénéficient d'aucun appui de la part du ministère. Nous sommes le seul pays au monde ne disposant d'aucun centre culturel après 43 ans d'indépendance. On ne peut pas prétendre émerger un pays en tournant le dos à ses secteurs stratégiques. Face à la Covid-19, le ministère n'a pris aucune mesure visant à accompagner les acteurs du secteur. Bien au contraire, le gouvernement ne fait que renforcer des mesures suicidaires. Nous avons la chance d'avoir un pays riche de sa culture mais que nos autorités ne voient pas son impact sur l'économie. Je prends l'exemple du Cap-Vert qui est un petit pays insulaire comme le nôtre. Aujourd'hui il fait partie des pays africains dont la culture contribue de manière considérable à l'économie. Ce qui fait de ce pays un modèle de réussite africain. Le ministère de la culture n'est pas un petit ministère comme beaucoup de nos politiciens le pensent. Il suffit de reformer ce secteur en commençant par le confier, lui et la direction de la culture, à des jeunes ambitieux, et vous verrez que tous ces hommes politiques se bousculeraient. Sans la culture, le tourisme ne vaut rien.
Question : Vous êtes un jeune qui s’est donné la peine d’investir dans la culture aux Comores. Avez-vous des regrets ?
Y.B : Tout d'abord je ne suis pas l'investisseur financier de ce projet. Mais en tant que gérant et directeur artistique je me suis beaucoup investi techniquement sur plusieurs aspects. Nasayria est la première boite de logistique évènementielle aux Comores à disposer d'une administration et d'une équipe techniques pluridisciplinaires. Malheureusement, l'épidémie de Covid-19 est arrivée juste au moment où l'on devait sortir la tête de l'eau. Le gouvernement tient le secteur privé par la gorge, bloque sa respiration et lui demande de respirer en même temps. Il est très difficile d'entreprendre dans ces conditions, mais je n'ai aucun regret. Au contraire, je suis fier de faire partie de ceux qui œuvrent pour la professionnalisation des métiers de la culture dans mon pays. Nous sommes à l'arrêt depuis 5 mois, mais cela ne nous empêche pas de travailler pour l'amélioration de nos services. Nos clients découvriront beaucoup de nos nouveautés dans les prochains mois.
Question : De plus en plus de jeunes émigrent vers l’Europe et les artistes ne sont pas exclus de ce lot. Quel est votre aperçu par rapport à cette situation qui génère une perte humaine considérable ?
Y.B : Chaque année plusieurs dizaines des millions de francs sont dépensées par les familles pour aider des jeunes à partir en France. Certains d'entre eux ont des petits business qui leur permettent de vivre au quotidien et d'apporter une assistance à leurs familles. D'autres abandonnent leurs postes dans des sociétés d'Etat pour fuir. Quand ces jeunes demandent une aide familiale pour développer leurs activités, très peu de familles acceptent de le faire. Mais elles sont prêtes à donner jusqu'à 4 millions pour payer des voyages qui tournent souvent au drame. Ces départs sont une grosse perte pour le pays puisque une fois en Europe, ces jeunes se tournent vers des petits boulots clandestins en attendant désespérément de régulariser une situation. Si la musique comorienne est aujourd'hui en chute libre c'est justement à cause de ces fuites. Aujourd'hui j'estime que 95% de nos artistes prometteurs ont abandonné la musique une fois arrivée en Europe.
C'est une situation catastrophique pour la culture comorienne. J'ai toujours dit ceci aux artistes: « si vous voulez réussir en musique et vivre de votre art, ne vous installez pas en France ». Etre un Je-viens, même clochard en France, te donne beaucoup de privilèges chez nous. C'est l'une des raisons pour lesquelles nombreux sont les jeunes qui gaspillent beaucoup d'argent pour tenter de gagner l'Europe parfois au prix de leurs vies. En plus de la lâcheté de nos gouvernements face au chômage des jeunes, il y'a un manque de confiance de la part des familles et des investisseurs locaux vis-à-vis des jeunes porteurs de projets. Il faut donc changer nos mentalités et faire un peu plus confiance à cette jeunesse. Le bilan de cette émigration est extrêmement lourd sur les plans humain, économique et culturel. Vivre en France n'est pas synonyme de réussite.
Propos recueillis par A.O Yazid
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